By Guigone Camus

Entretien :
 
1.    Pourriez-vous présenter quelques caractéristiques sociales et culturelles de Kiribati? 

En Micronésie orientale, les 33 atolls coralliens de Kiribati totalisent une superficie de 810 km². 21 d'entre eux sont aujourd'hui habités par un peu plus de 100 000 personnes, dont la moitié vit sur la seule île-capitale de Tarawa. Les travaux des archéologues montrent que le premier peuplement de Kiribati daterait du début du premier millénaire après J-C. Quant à la tradition orale, elle témoigne des grandes migrations réalisées au moyen de pirogues, grâce auxquelles des générations successives d'ancêtres mythiques sont arrivées et se sont établies sur les différentes îles de l'archipel. Ce sont à ces ancêtres que les actuels habitants doivent la structuration de la société et la socialisation du paysage.

Si les habitants de Kiribati reconnaissent des spécificités propres à chacune de leurs îles, ils se disent néanmoins unanimement I-Kiribati, « habitants de Kiribati ». Une identité partagée du fait d'une tradition orale, d'une structure sociale et d'une langue communes, mais également d'un sentiment relativement récent d'appartenance à la jeune République indépendante de Kiribati, émancipée de l'Empire Britannique depuis juillet 1979.

D'une manière générale, chacune des îles est divisée en districts, au sein de chacun desquels se dresse une maneaba, grande maison d'assemblées collectives et de débat politique. Symbole du système socio-politique pré-colonial, la maneaba réunit les descendants des ancêtres mythiques à l'origine de son édification. Présente dans tout l'archipel, la maneaba a conservé sa fonction de lieu de discussions publiques à visée « démocratique » dans les îles situées sous l'équateur.
    
2.    De quelle manière est-ce que la nature et l’environnement contribuent aux valeurs sociales et culturelles des populations insulaires, et comment est-ce qu’ils influencent leurs modes de communication et le langage? 

Pour les I-Kiribati, la maîtrise de l'environnement passe par une connaissance prodigieusement précise des milieux terrestre et marin. Tous les éléments en sont connus, nommés, et attribués à des individus ou à des groupes d'individus. Héritées des ancêtres, la connaissance et la distribution des paysages sont à la base de l'équilibre social. Conjointement, une symbolisation de cette science du milieu par l'association des lieux et des choses à des personnages et à des événements de la mythologie, permet aux I-Kiribati de s'approprier totalement cet environnement. Une symbolisation dont on trouve l'expression dans la tradition orale. La récitation des mythes - associés à des généalogies - témoignant de l'installation des ancêtres, permet la préservation de ces savoirs. La détention de la mythologie n'est pas l'apanage de spécialistes ; hommes et femmes en transmettent oralement des fragments plus ou moins conséquents à leurs descendants.

3.    Comment est-ce que le changement climatique et la montée du niveau de mer influencent les traditions locales et les structures sociales des communautés des petites îles ?  Est-ce que les effets du changement climatique et l’éventuelle nécessité de réinstallation sont ressentis comme une plus grande menace par la population locale? 

Les îles sont inégalement touchées par les conséquences actuellement observables du réchauffement climatique. C'est surtout à Tarawa, l'atoll-capitale, que la menace pèse le plus lourdement. La combinaison entre la montée du niveau de l'océan et la surpopulation de cette petite île (plus de 50 000 hbts pour seulement 32 km²) engendre déjà une dégradation importante de ses sols et de son lagon. Un affaiblissement des capacités nourricières de la terre, des difficultés d'accès à l'eau potable, une situation sanitaire dangereuse, autant de facteurs qui, si les prévisions du 5ème rapport du GIEC se confirmaient - augmentation du niveau des océans de 29 à 82 cm d’ici la fin du siècle -, rendraient la situation bien plus grave encore. Tout comme aux Maldives et aux Tuvalu, la superficie de ces îles basses risque de se réduire comme une peau de chagrin.

Des cellules d'étude, d'information et d'action (Kiribati Adaptation Program) s'organisent, mais, pour les habitants, penser devoir un jour quitter les terres héritées des ancêtres reste hautement anxiogène. Ils s'interrogent sur le devenir de leurs descendants, qui auront sans doute à faire face à ce dilemme.

La question du statut de « réfugié climatique » se heurte à un vide juridique et, si le président des îles Fidji, situées à plus de 2000 km de Kiribati, s'est déclaré prêt à accueillir les I-Kiribati en cas de submersion des atolls, une interrogation demeure : les I-Kiribati deviendraient-ils des citoyens fidjiens ? Peut-on être citoyen d'une nation disparue ?

4.    La migration et la réinstallation des populations en lien avec les facteurs environnementaux n’est pas un nouveau phénomène dans la région et à Kiribati : il y a eu plusieurs précédents au cours du 20e siècle de réinstallation des communautés et d’achat de nouvelles terres par le gouvernement pour faire face à la pénurie d’eau ou de terres. Comment est-ce que cette migration passée est intégrée dans la tradition orale et la construction identitaire des communautés locales ? De quelle manière est ce que la migration/réinstallation éventuelle en lien avec le changement climatique pourrait être différente de ces mouvements passés? Est-ce que les cultures uniques des petites îles peuvent être préservées si une réinstallation  des communautés a lieu? Dans le cas de Kiribati, comment est-ce que la réinstallation pourrait influencer la tradition orale et l’identité de la communauté?

Récemment, le président de la République de Kiribati, M. Anote Tong, a acheté 28 km² de terres cultivables aux îles Fidji. Dans l'avenir, ces terres devraient aider à pourvoir les I-Kiribati en ressources alimentaires. Les atolls coralliens sont des îles basses dont le sol calcaire est peu fertile, une contrainte qui limite la variété des espèces végétales cultivables. L'élévation du niveau de l'océan, en plus de réduire la superficie habitable de ces îles, engendrera une salinisation importante des sols et donc des réserves d'eau douce des lentilles souterraines. Cette salinisation rendra des cultures déjà peu diversifiées encore plus difficiles, alors même que, si les températures augmentent, les plantes seront plus exigeantes en eau douce.

Il existe plusieurs cas de dé-territorialisation dans le Pacifique. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la population de l'île de Banaba (Ocean Island) située au sud-ouest de Kiribati, fut déplacée à Fidji - sur l'île de Rabi - par l'administration coloniale britannique. Ce déplacement devait permettre à l'Empire de poursuivre l'exploitation de son phosphate. Des recherches anthropologiques menées à Banaba montrent que l’interdépendance entre les hommes et les lieux peut être repensée ; en effet, la pratique de danses et de chants rituels peut, du fait même du déracinement, s'imposer comme un des modes de renforcement identitaire d'une communauté en situation d'exil (Kempf, 2003).

Dans le pire des scénarios, le risque de submersion des îles Kiribati pose aux habitants un problème s'ajoutant à celui de l'exil : celui des modalités du maintien, sur une terre étrangère et dans un environnement méconnu, d'une identité déracinée. Identité dont les lieux auxquels elle est associée disparaîtraient totalement. Ce qui se profile relève du dépaysement irrémédiable, du deuil de l'existence même des terres ancestrales. Cette absence pourra-t-elle avoir pour effet de renforcer les modes de remémoration ? Qu'en sera t-il de la tradition orale, qui véhicule tant de savoirs liés aux milieux terrestre et maritime de chacune des îles ? Dans quelle mesure les facultés de résilience et d'inventivité d'une civilisation sont-elles à même d'assurer la persistance de l’identification à des lieux disparus à jamais, et la transmission des savoirs associés à ces derniers ?

Autant d’interrogations suscitées par la menace d'une nature poussée dans ses retranchements du fait des excès de l'homme, et dont Kiribati est aujourd'hui un des symptômes les plus inquiétants.

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Guigone Camus prépare une thèse en Ethnologie et anthropologie sociale à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS-Iris). Elle vient de publier une monographie consacrée à l'atoll de Tabiteuea, qui fait l'objet de ses recherches doctorales. (Guigone Camus. Tabiteuea Kiribati. Éditions Hazan/Fondation Culturelle Musée Barbier-Mueller, 2014.)