A la recherche de leurs proches disparus : Communautés de migrants dans le sud de l'Espagne

The Search for Their Missing Loved Ones: Migrant Communities in Southern Spain

Avec le soutien du Département fédéral suisse des affaires étrangères, le Centre mondial d'analyse des données sur la migration de l'OIM (CMADM) mène un projet de recherche qualitatif dans quatre pays différents auprès de personnes dont des proches ont disparu le long des itinéraires migratoires. Notre objectif est de mieux comprendre comment les proches font face à l'incertitude et à la tragédie tout en cherchant activement des réponses, et d’émettre des recommandations sur la manière dont les gouvernements et les autres acteurs peuvent mieux soutenir leurs efforts. L'Espagne est l'un des pays où le projet est mis en œuvre. Ce blog donne un aperçu de ce que les familles ont identifié comme étant les principaux impacts de la disparition d'un proche migrant, et des obstacles rencontrés lors de leur recherche. Le rapport national sera publié dans son intégralité au cours du premier trimestre 2021.

Mohammed1 sort de sa poche un vieux morceau de papier. Il le déplie soigneusement et le pose sur la table pour que nous puissions l'examiner. Une photocopie presque illisible de ce qui semble être la première page d'un passeport montre le visage d'un jeune homme aux cheveux bouclés.

« C'est tout ce qui reste de lui », déclare Mohammed d’une voix douce.

Le frère de Mohammed a disparu il y a 20 ans lors de son voyage reliant le Maroc à l'Espagne. Il fait partie des 8 600 personnes qui, selon les estimations, ont disparu ou ont perdu le long d’itinéraires de migration irrégulière vers l'Espagne depuis 1988.2 Des années après n’avoir plus eu de nouvelles, sa famille cherche toujours inlassablement des réponses. Les personnes comme Mohammed, qui cherchent à retracer le parcours migratoire de leurs proches vers l'Espagne, sont confrontées à des obstacles bureaucratiques et juridiques complexes tout au long du processus de recherche et doivent se frayer un chemin à travers un système déroutant et semé d’embuches à la recherche de réponses.

Avant l'apparition de la COVID-19, nous avons passé du temps avec des familles et des militants communautaires dans le sud de l'Espagne pour documenter leurs expériences de recherche de leurs proches migrants disparus et, avec leur soutien, nous avons élaboré des recommandations sur la manière dont les gouvernements et les autres acteurs peuvent mieux les aider dans leurs efforts. Nous avons également évalué le cadre juridique et politique concernant les migrants disparus en Espagne afin de dresser la liste des obstacles juridiques, bureaucratiques ou administratifs auxquels sont confrontées les familles de migrants disparus dans l'exercice de leurs droits ou dans l'accès à la justice à la recherche de leurs proches.

Nous avons constaté que l'absence d'un mécanisme de recherche clairement identifiable et accessible, et d'un organe ou d'une entité centralisé dédié au traitement des cas de migrants disparus, empêche les familles de signaler la disparition de leurs proches et les autorités d’agir.

« Les familles qui n'ont pas de nouvelles de leurs proches ne s'adressent souvent pas aux autorités, car elles ne savent même pas où commencer à chercher », nous ont confié Arnaud et Elijah, deux militants communautaires migrants originaires du Cameroun.

D’après le cadre juridique et politique sur les personnes disparues en Espagne, lorsqu'une personne disparaît, ses proches doivent, en personne, déposer une demande auprès des autorités chargées de l'application des lois qui président la juridiction ou l’endroit où la disparition a eu lieu. Cette procédure est pratiquement impossible à suivre par les familles de ceux qui sont morts ou ont disparu sur les routes migratoires vers l'Espagne. La procédure d'obtention d'un visa pour se rendre en Espagne afin de signaler une disparition est pratiquement hors de portée pour la plupart des familles, compte tenu des exigences liées au voyage et des coûts associés, sans parler des importantes barrières linguistiques et culturelles auxquelles elles devraient faire face.

De nombreux proches vivant en Espagne sont également réticents à se manifester et à signaler la disparition de leurs proches en raison de leur propre statut d'immigration et de la précarité qui y est associée. Les familles craignent que le fait de se faire connaître des autorités n'entraîne leur détention ou leur expulsion. La famille d'Ibrahim, qui recherche sa nièce Binta depuis 2016, n'a pas déposé de demande pour cette même raison :

« Je vivais déjà en Espagne quand elle a disparu. Mon frère [le père de Binta] m'a appelé pour me le dire. Nous n'avons porté plainte ni ici [en Espagne], ni au Sénégal. Mon frère est sans papiers, il ne voulait donc pas avoir affaire à la police ».

Ces obstacles conduisent les familles à s'appuyer sur des moyens non gouvernementaux, souvent informels, pour rechercher leurs proches disparus. Lors de notre étude, nous avons appris comment les acteurs de la société civile et les communautés locales du sud de l'Espagne s'organisent entre elles pour soutenir les familles. Ces efforts sont menés par des militants sur le terrain, souvent eux-mêmes migrants, qui parlent couramment la langue des familles et qui comprennent parfaitement les circonstances auxquelles sont confrontées les familles et leurs communautés. Les militants participent aux recherches, documentent les disparitions et apportent une aide d'urgence aux familles pendant leur temps libre, en ne recevant aucune compensation financière pour leur travail. Toute information est obtenue par le biais de connexions et d'interactions personnelles, étant donné l'absence de mécanisme systématisé permettant aux gens d'obtenir des informations.

Amira, une avocate d'origine marocaine qui aide Mohamed et Ibrahim à rechercher leurs proches disparus, a décrit le processus : « Lorsqu’une famille nous contacte, moi, ou quelqu’un du groupe, nous commençons par chercher des informations auprès d’un réseau de contacts informels, non officiels… Nous recherchons [les disparus] dans les hôpitaux, puis dans les centres de détention et les prisons (par l'intermédiaire d'avocats commis d'office qui sont autorisés à entrer dans les différents centres), et enfin à la morgue (également grâce à des contacts informels) ».

En plus des difficultés juridiques et institutionnelles décrites ci-dessus, nos conversations avec les familles et les acteurs communautaires ont révélé comment les perceptions selon le genre peuvent

façonner les processus de recherche et créer des barrières et des difficultés liées au genre qui désavantagent les personnes. Par exemple, les perceptions stéréotypées des femmes se traduisent par leur exclusion fréquente du processus de recherche ou d’un accès limité aux informations concernant l'état d'une recherche.

Ousmane, qui aide la mère de son neveu dans ses recherches pour retrouver son fils disparu, nous a raconté : « Quand je vais dans le village de mes parents [en Guinée-Bissau], sa mère vient toujours me voir. Je lui dis toujours que je ne sais rien, mais je pense en fait que son fils est mort. (...) Elle continue d'attendre, elle a toujours l'espoir de retrouver son fils. (...) Mais je ne lui dis pas que je pense que son fils est mort ».

Cela entrave non seulement la communication, mais restreint aussi souvent le processus de décision à quelques personnes - bien souvent, des proches masculins ou des membres masculins de la communauté - et l’avis et/ou les besoins des femmes sont ignorés. Bien que cela soit souvent fait dans l'intention de les protéger, leurs priorités et leurs connaissances sont souvent ignorées ou négligées, ce qui les exclue des décisions les concernant (par exemple, les décisions concernant les héritages, la propriété foncière, etc.)

Si la plupart des cas que nous avons identifiés concernaient des migrants masculins disparus, certains concernaient des femmes. Dans ces cas, nous avons observé une tendance des familles à considérer une femme migrante disparue comme morte même lorsque son décès n'a pas été confirmé. Les familles expliquent, et justifient même souvent, les disparitions de femmes migrantes comme étant la conséquence de transgressions sociales (par exemple, le fait d'être parti de son propre chef sans autorisation parentale ou d'avoir abandonné leurs enfants). Certaines familles choisissent également de considérer leurs proches disparus comme étant morts lorsqu'elles soupçonnent qu'ils se livrent au commerce du sexe. Ibrahim, qui recherche sa nièce depuis 2016, a déclaré : « [La raison pour laquelle nous ne parlons pas de cette affaire] est que sa mère ne veut pas en parler, parce qu'elle sait, elle pense que [sa fille] a disparu car elle pourrait se livrer commerce du sexe en Libye. Son père m'a appelé parce que, bien qu'ils n'aient pas confirmé qu'elle était morte, ils voulaient déjà faire tous les rituels funéraires ». Les disparitions d'hommes ne sont pas expliquées de cette manière.

Comment mieux soutenir les familles et les militants communautaires en Espagne ?

Rechercher des personnes disparues et la déterminer leur sort ou le lieu où elles se trouvent sont des devoirs humanitaires des États, quelle que soit la nature des voyages au cours desquels les migrants ont perdu la vie.

Des politiques et des mesures proactives sont nécessaires pour promouvoir un « signalement sûr » pour les personnes, quel que soit leur statut d'immigration en Espagne. En d'autres termes, il est nécessaire de mettre en place un mécanisme de protection qui permette aux membres de la famille sans papiers de porter plainte sans craindre d'être appréhendés ou expulsés. Permettre aux proches des migrants disparus qui ne vivent pas en Espagne de signaler leur disparition - soit en créant ou en activant un mécanisme par les canaux consulaires qui permet aux familles de signaler leur disparition à distance (depuis leur pays de résidence), soit en les autorisant à entrer en Espagne pour y effectuer des recherches au titre de visas et de motifs humanitaires - peut être un moyen efficace pour obtenir des informations concernant leurs proches.

Soutenir les efforts des membres et militants des comunautés qui fournissent des services aux familles à la recherche de migrants disparus est essentiel pour développer la confiance dans les institutions,

renforcer la capacité des communautés et des organisations de migrants, et lutter contre la discrimination structurelle et le racisme dont leurs familles sont victimes dans leur vie quotidienne, et plus particulièrement dans le processus de recherche.

Il est important que toute solution fasse participer tous les membres de la famille intéressés, y compris les femmes et les enfants, qu'elle crée des environnements dans lesquels ils peuvent contribuer au processus de recherche et recevoir un soutien émotionnel qui leur soit adapté, et qui leur permette d'être au courant des résultats mais aussi des décisions concernant leurs proches disparus. Il est important d'écouter ce que tous les membres de la famille concernés ont à dire, en respectant leurs décisions et en créant des voies pour une participation inclusive.

Tant que ces mesures ne seront pas prises, des personnes comme Mohammed resteront dans l’incertitude, incapables de savoir ce qui est arrivé à leurs proches. Mohammed nous a confié qu'il était toujours à la recherche de son frère : « Si [mon frère] est vivant aujourd'hui, il aurait environ 46 ans. Je veux juste savoir ce qui lui est arrivé ».

 

Marta Sánchez Dionis travaille comme chargée de projet au Centre d'analyse des données mondiales sur les migrations (GMDAC) de l'OIM sur le projet des migrants disparus et le projet de recherche pilote "Évaluation des besoins des familles à la recherche de parents perdus en Méditerranée centrale et occidentale", financé par le Département fédéral suisse des affaires étrangères. Gabriella Sanchez est chargée de recherche au Migration Policy Centre (MPC) de l'Institut universitaire européen, où elle dirige le programme de recherche sur le trafic illicite de migrants.
Les opinions exprimées par les auteurs n'impliquent pas nécessairement l'approbation de l'OIM.

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1Nous utilisons des pseudonymes pour protéger la vie privée des familles.

2Ce chiffre a été calculé à partir de données de recherches menées par porCausa et Andalucía Acoge et couvrant les années 1988 à 1996 (en espagnol), de données de l'Association andalouse pour les droits de l'homme (APDHA) couvrant les années 1997 à 2013 (en espagnol), et de données du projet de l'OIM sur les migrants disparus couvrant les années 2014 à 2020 (au 31 octobre 2020). Les données combinées de ces organisations révèlent que 8 687 personnes sont mortes ou ont disparu en tentant de migrer en Espagne entre le 1er novembre 1988 et le 9 décembre 2020.